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LES LIEUX, LA GUERRE

Myriam Bucquoit

du 3 octobre au 12 décembre 2015

 

Les peintures présentées dans cette exposition ont été réalisées à partir de documents photographiques de la guerre de 1914-1918 : champs de bataille ravagés, chevaux de frise et barbelés, trous d'obus, tranchées, arbres mutilés dont les branches jonchent le sol, reflets dans des eaux mortes. Même si ces œuvres, au premier regard, semblent très réalistes, la démarche artistique de Myriam Bucquoit réside moins dans le choix de l'image – le « sujet » du tableau – que dans ce qui préside à ce choix et s'accomplit par les moyens de la peinture : suppression de toute présence humaine (ou animale) ; élaboration d'un espace disloqué ; monochromie source de lueurs sourdes ou d'ombres insondables ; matité et textures lignieuses, concassées ou étales. Des paysages donc, fossilisés, théâtres de désastres passés ou à venir qui diraient la « puissance du négatif ».

« … Je suis loin de cette réalité dont l'horreur m'a pourtant été restituée par bien des récits ancrés dans ces années noires. L'œuvre émousse, neutralise l'acuité des perceptions sous-jacentes. Je suis coupée de la prégnance, de l'oppression qui pourraient sourdre des décombres. Coupée du devenir, de la chronique du chaos. Je ne sens ni les assauts de la bise, ni la longueur de la nuit qui ne finit pas, ni le gouffre de la tranchée qui barre le sol. Une forme d'accalmie suspendue. Rien n'est vraiment redoutable, ni insupportable. Pas de bruit assourdissant, pas de force courroucée qui fracasse, désagrège, anéantisse.
Pas d'acharnement qui pulvérise, démembre, éclate. Je suis loin de l'ampleur du désastre, des affres du ravage, du traumatisme de la dislocation, dont je ne pâtirai jamais. En quelque sorte hors d'atteinte, imperméable, comme si le tableau était devenu un objet étanche, qui m'expulsait. Une incapacité durable à sentir le sol chavirer sous mes pieds, à entendre ne serait-ce qu'un cri d'animal, un bourdonnement d'insecte, un hennissement de cheval. Branchages statiques, entassements silencieux, amoncellements figés, cadavres invisibles, définitivement ensevelis, enfouis sous la terre. Pas de son, pas d'odeur. Un huis clos accompli, presque apaisé. L'air ne circule pas. Juste ces bois flottants, ces flaques immobiles, ces arbres mutilés, serrés les uns contre les autres, impassibles. La peinture s'attache à la révélation posthume de la dévastation, de la mutilation …
… Quelque chose sourd du dedans du tableau, de ses dessous, de l'envergure de ce qui est tu ; quelque chose de si fort qu'il est impossible de s'y rallier, d'y trouver sa place. L'œuvre nous expulse d'une réalité qui n'est jamais tout à fait la nôtre. Pas de trouée qui ouvre une ligne de fuite ; le tableau confine à la fermeture, tout comme le sol, devenu stérile, incite à l'abandon. Impossible de s'enfoncer dans cette épaisseur, de sonder le sillon, les entrailles de cette terre dévastée. On épouse la multiplicité des plans, on suit le tracé des enchevêtrements, on devine les échos de ces dislocations multiples. Mais l'œuvre en quelque sorte résiste. On croit approcher, saisir, reconnaître, et on bute sur une fêlure irrémédiable, une approximation. On n'entre pas, on n'arpente pas l'archétype de la dépouille. Ces tableaux sont inscrits dans l'ordre d'une nécessité qui nous précède, nous dépasse, frôle l'irréel, l'invécu. L'idée presque abstraite d'une passion sans calvaire, sans piéta… »


Extraits du texte de Claire Dumay « Les lieux, la guerre » (novembre 2015)